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"En France, près de 60% des naissances surviennent hors mariage"

Une sage-femme s'occupe d'un nouveau-né au CHU de Bordeaux, en 2014.
Une sage-femme s'occupe d'un nouveau-né au CHU de Bordeaux, en 2014. © Serge Pouzet / SIPA
Interview Anne-Sophie Lechevallier , Mis à jour le

Pendant six ans, des chercheurs ont suivi 10 000 Français, âgés de 18 à 78 ans, et brossent un portrait des modes de vie familiaux et de leur évolution. Arnaud Régnier-Loilier, chercheur à l’Ined, spécialisé dans les comportements conjugaux et familiaux, répond aux questions de Paris Match sur les particularités de la France dans ces domaines.

Paris Match. Les pays européens les plus frappés par la crise économique ont connu une baisse du taux de fécondité. La France n’a pas été épargnée et pourtant ce taux est resté élevé, comme le montre notre dataviz . Pourquoi?
Arnaud Régnier-Loilier. Certains pays, comme l’Espagne, ont été beaucoup plus touchés par la crise économique que la France. Mais il est vrai que la France bénéficie d’un arsenal de protections sociales, qui joue un rôle d’amortisseur. D’autre part, le système d’accueil pour la petite enfance et les infrastructures disponibles en France sont beaucoup plus développés que dans d’autres pays européens. Cela permet de concrétiser plus facilement le modèle de la famille de deux enfants, qui est très présent dans de nombreux pays.

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Jugez-vous que la légère baisse du taux de fécondité observée en France l’an dernier est significative?
L’évolution du nombre de naissances depuis trente ans reste relativement stable, avec quelques fluctuations. Rappelons que du milieu des années 1990 jusqu’à 2010, le nombre de naissances tendait plutôt à augmenter. L’an dernier, la baisse est un peu plus marquée, mais il serait prématuré d’en conclure qu’il s’agit d’un renversement de tendance.

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Il n'y a pas d'effet marqué de la crise en France sur la fécondité

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Dans votre enquête, vous établissez un lien entre chômage et natalité. Lequel?
Nous ne constatons donc pas d’effet marqué de la crise en France sur la fécondité au niveau global, contrairement à d’autres pays d’Europe comme l’Espagne, la Grèce ou le Portugal, même si le taux de chômage qui ne baisse pas pourrait peut-être peser à terme sur la croyance en l’avenir de la population. En revanche, au niveau individuel, nous avons observé un effet du chômage. Les personnes qui avaient l’intention de faire un premier enfant, et qui ont ensuite connu une période de chômage, sont plus souvent restées sans enfant. Le chômage a retardé leur projet. C’est frappant sur le comportement des femmes, moins sur celui des hommes : les hommes qui connaissent une période de chômage se sont aussi moins souvent mis en couple, étape préalable à l’arrivée des enfants. La fin des études, puis l’insertion professionnelle stable et l’accès à un logement indépendant ont un effet direct sur la mise en couple. Ce sont quatre conditions préalables importantes avant de penser à élever un enfant.

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Dataviz: Les Français et le mariage

Vivre une période de chômage a-t-il moins d’impact sur la décision d’avoir un deuxième ou un troisième enfant?
Effectivement. Car pour un deuxième enfant, la plupart des conditions préalables sont souvent déjà réunies. Quand l’un est au chômage, l’autre ne l’est pas forcément. Le chômage n’est pas non plus de même nature avant l’arrivée du premier enfant: il traduit davantage des difficultés d’insertion professionnelle et, le plus souvent, il n’est pas indemnisé. Or quand un couple a déjà eu des enfants, c’est qu’il est passé, en général, par une période d’activité stable, et son chômage, même si il est tout aussi déstructurant, est indemnisé. D’autres considérations entrent aussi en ligne de compte, comme le souhait d’avoir des enfants qui ne sont pas trop espacés, entre trois et cinq ans.

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En France, l'expression "naissance illégitime" sonne désormais très datée

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Comment expliquez-vous que les femmes aient leur premier enfant de plus en plus tardivement?
Toutes ces étapes de «passage à l’âge adulte» ont été différées. Ces trente dernières années, l’allongement de la durée des études, en particulier pour les femmes, a été significatif. Rares sont les étudiants qui conçoivent d’avoir des enfants dans l’immédiat. La plupart d’entre eux veulent se consacrer à leurs études et rien n’est prévu pour les parents-étudiants dans le système d’enseignement supérieur en France (contrairement à certains pays du Nord de l’Europe). Ensuite, une fois que l’on a suivi des études longues, on veut rentabiliser cet investissement, trouver un emploi, progresser dans sa carrière… Nous observons aussi qu’après s’être mis en couple, les partenaires veulent profiter de leur vie à deux, anticipant les changements entraînés par la naissance d’un enfant. Tous ces facteurs cumulés expliquent le report de l’arrivée du premier enfant. Une autre hypothèse pourrait être avancée: certains couples ont l’impression qu’ils peuvent avoir des enfants sans limite, de plus en plus tard, grâce aux progrès de la médecine. Or ce n’est pas le cas.

La France a une proportion plus élevée que la moyenne européenne de naissances en dehors du mariage. Pourquoi?
C’est une tendance qui accompagne la baisse de la nuptialité depuis les années 1970: le nombre de mariages a baissé de 30%. Nous ne vivons plus dans un cadre contraint par les institutions, contrairement à la situation en Italie, par exemple, où le mariage est encore bien souvent nécessaire pour vivre en couple et avoir des enfants. En France, l’expression «naissance illégitime» sonne désormais très datée et près de six naissances sur dix surviennent hors mariage.

Grâce à la maîtrise de la fécondité, avoir un enfant est-il devenu un choix?
Dans deux cas sur dix, les personnes déclarent que leur enfant n’est pas arrivé au «bon moment». Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’était pas désiré. Dans les années 1970, l’accès à la contraception et à l’avortement a provoqué une baisse de la natalité qui s’expliquait en partie par une meilleure maîtrise de la fécondité. Nous n’avions plus les enfants que nous ne voulions pas avoir. En dix ou quinze ans, la France a atteint un taux de planification de naissances de huit naissances sur dix. Depuis le milieu des années 1980, malgré les campagnes de contraception menées, les nouvelles méthodes contraceptives disponibles, le taux ne varie pas. Nous observons des moments de «fragilité» des femmes sur la planification des naissances: aux jeunes âges, quand la contraception n’est pas toujours bien maîtrisée, et aux âges plus élevés, quand certaines pensent ne plus être fertiles.

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Les Français ont confiance dans la politique familiale. Quand l'Etat commence à la modifier, le doute peut s'installer

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La baisse des allocations familiales pour une partie de la population a-t-elle un effet sur l’évolution du nombre de naissances?
Jamais je n’ai entendu quelqu’un dire, lors des entretiens que j’ai menés, qu’il ne ferait pas d’enfant à cause de la baisse des allocations. En revanche, il existe un impact que les politiques mesurent peut-être mal. Si nous faisons aujourd’hui figure d’exception en Europe avec notre taux de fécondité, c’est parce que nous avons une politique particulièrement généreuse mais qui se caractérise aussi par sa stabilité dans le temps. Les personnes ont confiance dans la politique familiale. Quand l’Etat commence à la modifier, le doute peut s’installer. Cela peut avoir à terme des conséquences.

Avez-vous remarqué une évolution de la place de la femme dans la société après l’arrivée du premier enfant?
La France garde une vision traditionnelle de la famille. Quand un enfant naît, la répartition des tâches se déséquilibre au détriment de la femme. Les femmes sont moins payées que les hommes, donc lorsque l’un des deux parents doit s’arrêter de travailler pour s’occuper des enfants, c’est en général la femme qui le fait. D’autre part, certaines femmes déclarent dans des entretiens être très contentes de s’arrêter pour s’occuper de leurs enfants. Ce que disent rarement les hommes. C’est sans doute lié à une norme sociale. Enfin, la femme est enceinte, son congé maternité l’éloigne de son activité professionnelle : ces signaux ne sont pas positifs pour son évolution de carrière.

L’Insee a découvert que pour la génération née entre 1961 et 1965, un homme sur cinq n’avait pas d’enfant. Vous parlez, dans votre livre, de l’infécondité intentionnelle comme d’un phénomène rare…
En France, la proportion des femmes qui restent sans enfant est basse. Le souhait de construire une famille est très fort, tout comme la pression sociale à concevoir. La société n’oblige pas à faire un choix entre avoir des enfants et travailler, contrairement à la situation en Allemagne, où les mères qui ne gardent pas leur enfant toute la journée sont très mal perçues. Parmi le 13,5% de femmes sans enfant, on estime qu’un peu moins de la moitié d’entre elles a rencontré des difficultés d’infertilité, les autres ont fait ce choix ou ont été éloignées de la question de l’enfant par leur parcours. La statistique pour les hommes me semble particulièrement élevée et elle a fortement augmenté ces dernières années ; je ne parviens pas bien à l’expliquer. Notons cependant que le célibat masculin a également augmenté au cours des dernières générations. Par ailleurs, se dire sans enfant ne signifie pas nécessairement que l’on n’en a pas eu. 7 % des femmes ne sont pas en couple au moment d’accoucher et certains de ces enfants ne sont pas reconnus par le père à la naissance. Par ailleurs, après une séparation, le lien entre un père et ses enfants est parfois rompu, ce qui peut le conduire à déclarer ne pas avoir d’enfants.

«Parcours de familles» , sous la direction d’Arnaud Régnier-Loilier. Éditions Ined, collection «Grandes Enquêtes», 432 pages.

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